Densité, vers la complexité d'une notion

Couverture: Sunnige Hof à Zurich-Albisrieden, Burkhalter & Sumi

La notion de densité s’est passablement complexifiée au cours des cent dernières années. D’une approche purement chiffrée et objective, elle semble devenir de plus en plus sujette à des appréciations qualitatives. Afin d’en comprendre les raisons, cet article propose de retracer son évolution à travers écrits et projets.

Fortement interrogée par les théories hygiénistes, la question de la densité des milieux bâtis devient incontournable pour les architectes et les urbanistes dès les premières décennies du XXe siècle. La quête d’une densité optimale, principalement dans les quartiers résidentiels dont on cherche à tout prix à éviter l’insalubrité, suscite de nombreuses recherches, notamment dans plusieurs villes européennes (1). Le concours du Greater Dublin, remporté par l’architecte Patrick Abercrombie en 1916, met ainsi en évidence une densité visant à «structurer de nouvelles étendues de territoire autour de Dublin comme les parties existantes au centre de la ville». (2)

Le Mouvement moderne accordera une attention particulière à ces questions, en cherchant à promouvoir un habitat relativement dense qui soit radicalement différent de la morphologie de l’îlot urbain. Les préoccupations hygiénistes trouvent notamment leur prolongement dans les réflexions de Le Corbusier, par exemple dans son projet de villes-tours, présenté dans Vers une architecture. Libérées de l’ordre urbain de la ville historique, des tours cruciformes de deux cent vingt mètres de haut accueilleraient cinq à dix fois la densité des villes de l’époque tout en minimisant leur impact au sol: «Partant de l’événement constructif capital qu’est le gratte-ciel américain, il suffirait de rassembler en quelques points rares cette forte densité de population et d’élever là, sur 60 étages, des constructions immenses. (…) A partir du quatorzième étage, c’est le calme absolu, c’est l’air pur. (…) Au pied des tours se déroulent des parcs ; la verdure s’étend sur toute la ville (3)

Tours ou barres de hauteur élevée deviennent les modèles des quartiers denses dont l’efficacité en termes d’ensoleillement et d’emprise au sol est optimisée, à l’instar des célèbres diagrammes réalisés par Walter Gropius. La description qui en est faite est chiffrée, rationnelle et objective: elle tend à expliciter un lien de cause à effet entre la densité et une morphologie qui lui serait idéalement correspondante.

En Suisse, le travail du bureau zurichois Marti & Trippel, effectué dans les années 1950, s’inscrit dans la continuité de ces réflexions. (4) La corrélation entre densité et morphologies y est établie au travers d’une série de maquettes visant à démontrer qu’au-delà d’un indice d’utilisation du sol de 1.0, seule la tour reste envisageable. Par contre, l’application de cette démonstration diffère de celle préconisée par Gropius. Afin de garantir une certaine diversité morphologique sur la parcelle, Marti & Trippel suggèrent de ne pas dépasser cette valeur: les modèles urbains uniques ne sont plus souhaités.

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Maquettes d'étude de Marti & Trippel pour des indices d'utilisation de 0,5 (gauche), 0,75 (centre) et 1,0 (droite)

Apport des sciences humaines: subjectivité des perceptions

En 1974, l’Association suisse pour l’aménagement national (ASPAN) édite une brochure visant à préciser les différents enjeux prenant place autour de l’indice d’utilisation du sol (5). Un argumentaire détaillé est présenté en vue de guider les services communaux dans le choix des densités à adopter lors de l’élaboration des plans de zones. Interrogeant plusieurs exemples réalisés dans le canton de Zurich et dotés d’un indice d’utilisation de 0.1 à 1.1, la brochure promeut des exemples dont les indices de densité demeurent bas au profit d’une approche très largement quantitative.

A la même période, de nouvelles recherches sur la densité voient le jour au niveau international. Elles enrichissent la notion de densité au moyen d’approches développées par les sciences sociales. La contribution de l’architecte et anthropologue Amos Rapoport est déterminante en ce sens. Il met en évidence différents aspects qui conduisent à une perception différenciée de densités chiffrées pourtant identiques. Les facteurs culturels, psychologiques et contextuels viennent enrichir considérablement la notion de densité (6).

Actualité du discours: expérimentation morphologique, contexte, patrimoine

Les questions soulevées par le développement durable vont donner une nouvelle orientation au débat sur la densité. Afin de mettre fin à l’étalement urbain et à la migration périurbaine, des périmètres à haute densité vont être planifiés en Suisse, avec des indices d’utilisation doublant ou triplant les valeurs exprimées jusqu’alors. En parallèle, la fin d’un certain dogmatisme en matière de modèles urbains et un souhait d’expérimentation architecturale conduisent architectes et urbanistes à tester des morphologies variées: ils parviennent à démontrer que même au-delà d’un indice de 1.0, d’autres morphologies que la tour sont envisageables.

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Vincent Fouchier: influence du contexte sur la densité perçue (paru dans Vincent Fouchier, Les densités urbaines et le développement durable, Editions du SVGN, Paris, 1998, p.50)

Les recherches des années 1970 se diffuseront progressivement au travers d’autres travaux académiques, notamment ceux du géographe Vincent Fouchier. La notion de densité perçue se répand progressivement. Elle souligne l’importance de concevoir l’indice d’utilisation du sol en fonction d’autres facteurs influençant la perception. D’une notion objective, la notion de densité s’enrichit de variables subjectives qui présentent de grandes qualités mais aussi de grandes difficultés dans leur communication et dans leur transmission.

Plusieurs projets d’actualité cherchent à allier les nouvelles exigences en matière de densité à des interventions de qualité. Il peut s’agir d’implanter du logement dans une ancienne friche industrielle, comme c’est le cas dans l’ensemble Limmatwest de Kuhn, Fischer & Partner à Zurich (7), ou de densifier un ensemble suburbain de faible densité, comme c’est le cas de l’ensemble Sunnige Hof de Burkhalter & Sumi à Zurich-Albisrieden (8). Avec des indices d’utilisation supérieurs à ceux prescrits lors des décennies précédentes, les architectes de ces deux ensembles parviennent à démontrer que la densification d’ensembles existants peut donner lieu à des expériences variées, dans un cadre bâti de qualité, dont la densité perçue est souvent allégée par des dispositifs architecturaux spécifiques ou une arborisation abondante. De plus, en intervenant dans le bâti existant, ils travaillent dans la continuité et le respect du patrimoine, évitant ainsi les regrettables opérations de table rase. A la Sunnige Hof, les architectes proposent de conserver pour certaines de ses qualités une partie de l’ensemble de logements des années 1940. L’augmentation de l’indice d’utilisation de la parcelle est dès lors assumée par les nouveaux édifices dont les qualités morphologiques et architecturales créent un dialogue fertile avec les bâtiments préexistants.

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Ensemble Limmatwest à Zurich: vue à travers les cours de l'ensemble

Notes

(1) Nicolas Bassand, Densité et logement collectif: innovations architecturales et urbaines dans la Suisse contemporaine, Thèse EPFL, n° 4276, Lausanne, 2009.

(2) Ibidem.

(3) Le Corbusier, Vers une architecture (1923), Flammarion, Paris, 1995, pp. 43-44.

(4) Sylvain Malfroy, Schone Aussicht, Werk, Bauen+Wohnen, n° 12, 1991, pp. 30-35.

(5) Martin Steiger, Rudolf Studeli, L’indice d’utilisation du sol, ASPAN, aout 1974.

(6) Amos Rapoport, Toward a redefinition of density, Environment & Behaviour, vol. 7, 1975.

(7) Mise en service: 1999 (1e étape); 2000 (2e étape). Indice d’occupation du sol: 0.35 ; indice d’utilisation du sol: 1.93. Voir: Nicolas Bassand, Densité et logement collectif: innovations architecturales et urbaines dans la Suisse contemporaine, op. cit., Lausanne, 2009, pp. 219-231.

(8) Mise en service: 2010 (1e étape); 2011 (2e étape); 3e étape en cours. Indice d’occupation du sol: 0.2; indice d’utilisation du sol: 1.2. Voir: Fréderic Frank, La densification des espaces urbains interrogée par le logement collectif, Thèse EPFL, n° 4526, Lausanne, 2009, pp. 231-246.  

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